Renversé
Premier ministre cambodgien
29 juin 2023
Le Conseil de surveillance a annulé la décision de Meta de conserver sur Facebook une vidéo qui montre Hun Sen, le Premier ministre cambodgien, proférer des menaces de violence contre ses opposants politiques.
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Résumé du cas
Le Conseil de surveillance a annulé la décision de Meta de conserver sur Facebook une vidéo qui montre Hun Sen, le Premier ministre cambodgien, proférer des menaces de violence contre ses opposants politiques. Compte tenu de la gravité de l’infraction, des antécédents de Hun Sen en matière de violations des droits de l’homme et d’intimidation de ses opposants politiques, ainsi que de l’utilisation stratégique des réseaux sociaux pour amplifier de telles menaces, le Conseil enjoint Meta à suspendre immédiatement sa Page Facebook et son compte Instagram pour une durée de six mois.
À propos du cas
Le 9 janvier 2023, une vidéo en direct a été diffusée sur la Page Facebook officielle du Premier ministre du Cambodge, Hun Sen.
Dans cette vidéo d’une heure et 41 minutes, il prononce un discours en khmer, la langue officielle du pays. Il y répond aux allégations de vol des votes orchestré par le Parti du peuple cambodgien (PPC), le parti au pouvoir qu’il dirige, lors des élections locales de 2022. Il appelle ses opposants politiques à l’origine desdites accusations à choisir entre le « legal system » (système judiciaire) et un « bat » (bâton), et explique qu’ils peuvent choisir le système judiciaire, ou alors qu’il « will gather CPP people to protest and beat you up » (réunira les sympathisants du PPC pour manifester et vous tabasser). Il déclare également son intention de « sending gangsters to [your] house » (envoyer des voyous chez vous) et affirme pouvoir « arrest a traitor with sufficient evidence at midnight » (arrêter un traître avec preuves à l’appui à minuit). Il affirme néanmoins plus tard dans son discours « we don’t incite people and encourage people to use force » (nous n’incitons pas les personnes à utiliser la force). Suite à sa diffusion en direct, la vidéo a été automatiquement importée sur la Page Facebook de Hun Sen, où elle a généré environ 600 000 vues.
Trois utilisateurs ont signalé la vidéo à cinq reprises entre le 9 janvier et le 26 janvier 2023 pour infraction au Standard de la communauté sur la violence et l’incitation de Meta. Celui-ci interdit les « menaces pouvant entraîner la mort » (violence de haute gravité) ainsi que les « menaces pouvant entraîner des blessures graves » (violence de moyenne gravité), notamment les « déclarations d’intention de commettre des actes de violence ». Les auteurs des signalements ayant fait appel, deux examens manuels ont étudié une nouvelle fois la vidéo et en ont conclu qu’elle n’enfreignait pas les politiques de Meta. Dans le même temps, le contenu a été transmis à des spécialistes en la matière au sein de Meta. Ils ont estimé qu’il violait le Standard de la communauté sur la violence et l’incitation, mais ont appliqué une tolérance d’intérêt médiatique. Cette mesure autorise un contenu qui serait par ailleurs en infraction si l’intérêt public l’emporte sur le risque de préjudice.
L’un des utilisateurs qui avaient signalé le contenu a fait appel de la décision de Meta auprès du Conseil. Indépendamment de cela, Meta a transmis ce cas au Conseil. Elle a indiqué dans son renvoi qu’il est ici difficile de trouver l’équilibre entre ses valeurs de sécurité et de liberté d’expression au moment de décider quand autoriser le maintien sur ses plateformes du discours d’un dirigeant politique, alors qu’il enfreint sa politique relative à la violence et à l’incitation.
Principales observations
Le Conseil considère que la vidéo du cas qui nous préoccupe comportait des déclarations d’intention sans équivoque de commettre des actes de violence contre les opposants politiques de Hun Sen, ce que la politique sur la violence et l’incitation interdit formellement. L’utilisation des termes « bat » (bâton) et « sending gangsters to [your] house » (envoyer des voyous chez vous) ou « legal action » (action en justice), y compris les arrestations à minuit, équivaut à une incitation à la violence et à une intimidation juridique.
Le Conseil estime que Meta n’était pas en droit d’appliquer une tolérance d’intérêt médiatique dans ce cas, car les préjudices occasionnés par l’autorisation du contenu sur la plateforme dépassent l’intérêt public de la publication. Compte tenu de la portée de Hun Sen sur les réseaux sociaux, autoriser ce type d’expression sur Facebook favorise une propagation plus globale de ses menaces. Les plateformes de Meta contribuent par la même occasion à ces préjudices en amplifiant les menaces et en donnant lieu à des intimidations.
Le Conseil est également préoccupé par le fait que le maintien de la campagne de harcèlement et d’intimidation menée par un dirigeant politique contre les médias indépendants et l’opposition politique soit devenu un critère d’évaluation d’intérêt médiatique menant à ce qu’un contenu en infraction ne soit pas supprimé et que le compte ne soit pas pénalisé. De tels actes ne devraient pas donner lieu à une récompense. Meta devrait davantage tenir compte de la liberté de la presse au moment d’évaluer l’intérêt médiatique afin que cette tolérance ne soit pas appliquée au discours gouvernemental lorsque le gouvernement en question a fait en sorte que ses propres contenus aient un intérêt médiatique plus important en limitant la liberté de la presse.
Le Conseil exhorte Meta à préciser que sa politique relative à la restriction des comptes des personnalités publiques ne s’applique pas uniquement aux incidents isolés de violence et d’agitation sociale, mais qu’elle couvre également les menaces de représailles violentes auxquelles les citoyens sont continuellement soumis de la part de leurs gouvernements.
Dans ce cas précis, compte tenu de la gravité de l’infraction, des antécédents de Hun Sen en matière de violations des droits de l’homme et d’intimidation de ses opposants politiques, ainsi que de l’utilisation stratégique des réseaux sociaux pour amplifier de telles menaces, le Conseil enjoint Meta à suspendre immédiatement sa Page Facebook et son compte Instagram pour une durée de six mois.
Décision du Conseil de surveillance
Le Conseil de surveillance annule la décision de Meta de conserver le contenu et demande que la publication soit supprimée.
Le Conseil recommande à Meta de :
- Suspendre immédiatement la Page Facebook et le compte Instagram officiels du Premier Ministre Hun Sen pour une durée de six mois en vertu de la politique de Meta sur la restriction des comptes des personnalités publiques en période d’agitation sociale. Le Conseil considérera que la présente recommandation a été adoptée lorsque Meta suspendra les comptes et l’annoncera publiquement.
- Préciser que sa politique relative à la restriction des comptes des personnalités publiques s’applique aux menaces de représailles violentes auxquelles les citoyens sont continuellement soumis de la part de leurs gouvernements. Il doit être expressément stipulé que cette politique ne concerne pas uniquement les incidents isolés de violence et d’agitation sociale et qu’elle couvre les cas où l’État supprime préventivement l’expression politique ou la réprime par la violence ou des menaces connexes.
- Modifier sa politique relative à la tolérance d’intérêt médiatique afin qu’elle indique que tout contenu incitant directement à la violence n’est pas éligible à la tolérance d’intérêt médiatique, sous réserve des exceptions politiques existantes.
- Mettre à jour ses systèmes de hiérarchisation des examens afin de garantir que le contenu publié par des chefs d’État et des hauts responsables du gouvernement susceptible d’enfreindre la politique sur la violence et l’intimidation est systématiquement prioritaire pour un examen manuel immédiat.
- Mettre en place des modifications des règles liées aux produits et/ou aux opérations qui permettent un examen plus précis d’une vidéo longue (par exemple, l’utilisation d’algorithmes pour prédire l’horodatage de l’infraction, s’assurer que la durée de l’examen est proportionnelle à la longueur de la vidéo, permettre une diffusion 1,5 ou 2 fois plus rapide, etc.).
- Révéler publiquement la portée de l’action et le raisonnement qui sous-tend sa décision pour le cas du Premier ministre Hun Sen et toutes les actions au niveau du compte contre les chefs d’État et les hauts responsables du gouvernement.
*Les résumés de cas fournissent une présentation du cas et n’ont pas valeur de précédent.
Décision complète sur le cas
1. Résumé de la décision
Le Conseil de surveillance annule la décision de Meta de conserver sur Facebook une vidéo en accordant une tolérance d’intérêt médiatique au contenu qui montre Hun Sen, le Premier ministre cambodgien, proférer des menaces de violence contre ses opposants politiques. Meta a transmis le présent cas au Conseil, en raison des questions complexes qu’il soulève concernant l’équilibre à trouver entre la nécessité d’autoriser les citoyens à entendre leurs dirigeants politiques et celle d’empêcher ces derniers d’utiliser sa plateforme pour menacer leurs opposants d’actes de violence ou en intimider d’autres à s’engager en politique.
Le Conseil considère que les déclarations de Hun Sen ont enfreint le Standard de la communauté sur la violence et l’incitation. Par ailleurs, il estime qu’en concluant que l’intérêt médiatique du contenu était suffisant pour le laisser sur la plateforme malgré l’infraction, Meta a commis une erreur. Le Conseil conclut que le contenu doit faire l’objet d’une suppression de la plateforme. En outre, compte tenu de la gravité de l’infraction, du contexte politique au Cambodge, des précédents du gouvernement en matière de violations des droits de l’homme, des antécédents de Hun Sen en matière d’incitation à la violence contre ses opposants politiques, ainsi que de l’utilisation stratégique des réseaux sociaux pour amplifier de telles menaces, le Conseil enjoint Meta à suspendre immédiatement sa Page Facebook et son compte Instagram officiels pour une durée de six mois.
2. Description du cas et contexte
Le 9 janvier 2023, une vidéo en direct a été diffusée sur la Page Facebook officielle du Premier ministre cambodgien, Hun Sen. On l’y voit prononcer un discours pendant une heure et 41 minutes en khmer, la langue officielle du Cambodge, lors d’une cérémonie d’inauguration d’un projet d’extension routière national à Kampong Cham. Il y répond aux allégations de vol des votes orchestré par le Parti du peuple cambodgien (PPC), le parti au pouvoir qu’il dirige, lors des élections locales de 2022. Il appelle ses opposants politiques à l’origine desdites accusations à choisir entre le « legal system » (système judiciaire) et un « bat » (bâton), et explique qu’ils peuvent choisir le système judiciaire, ou alors qu’il « will gather CPP people to protest and beat you up » (réunira les sympathisants du PPC pour manifester et vous tabasser). Et d’ajouter : « if you say that’s freedom of expression, I will also express my freedom by sending people to your place and home » (si vous dîtes que c’est ça, la liberté d’expression, je vais également m’exprimer librement en envoyant des personnes chez vous) et « sending gangsters to [your] house » (envoyer des voyous chez vous). Il nomme des individus, et les avertit qu’ils « need to behave » (doivent se tenir à carreaux) et déclare pouvoir « arrest a traitor with sufficient evidence at midnight » (arrêter un traître avec preuves à l’appui à minuit). Il affirme néanmoins 22 minutes plus tard dans son discours « we don’t incite people and encourage people to use force » (nous n’incitons pas les personnes à utiliser la force). Suite à sa diffusion en direct, la vidéo a été automatiquement importée sur la Page Facebook de Hun Sen, à laquelle sont abonnés près de 14 millions de followers, où elle a généré environ 600 000 vues. La vidéo a été partagée par près de 3 000 personnes et 4 000 fois.
Trois utilisateurs ont signalé la vidéo à cinq reprises entre le 9 janvier et le 26 janvier 2023 pour infraction au Standard de la communauté sur la violence et l’incitation de Meta. Celui-ci interdit les « menaces pouvant entraîner la mort » (violence de haute gravité) ainsi que les « menaces pouvant entraîner des blessures graves » (violence de moyenne gravité), notamment les « déclarations d’intention de commettre des actes de violence ». En règle générale, Meta priorise le contenu pour un examen manuel en fonction de sa gravité, sa viralité et la probabilité qu’il enfreint les politiques liées au contenu. Dans le cas présent, les systèmes automatisés n’ont pas priorisé le contenu et ont fermé les signalements d’utilisateur sans les examiner manuellement. Les auteurs des signalements ayant fait appel, deux examens manuels ont estimé qu’il n’enfreignait pas les politiques de Meta. Dans le même temps, le contenu a été transmis à des spécialistes en la matière au sein de Meta. Le 18 janvier 2023, ces derniers ont déterminé que la vidéo contrevenait au Standard de la communauté sur la violence et l’intimidation, mais lui ont attribué une tolérance d’intérêt médiatique qui lui a permis de demeurer sur la plateforme. Cette mesure autorise un contenu qui serait par ailleurs en infraction à rester que les plateformes de Meta si l’intérêt public l’emporte sur le risque de préjudice. Un utilisateur à l’origine d’un signalement a fait appel de la décision de Meta auprès du Conseil. Indépendamment de cela, Meta a transmis ce cas au Conseil.
Le contexte politique et social du Cambodge est particulièrement pertinent pour évaluer le contenu qui nous préoccupe. Hun Sen, âgé de 70 ans, est un ancien commandant Khmer rouge au pouvoir depuis 1985. Il est actuellement candidat à sa réélection, avec les prochaines élections générales qui se tiendront le 23 juillet 2023, bien que des rapports indiquent qu’il pourrait ensuite céder le pouvoir à son fils. Les voix critiques contre son gouvernement sont depuis longtemps la cible d’une violence politique ; plus de 30 militants de l’opposition ont été attaqués entre 2017 et 2022. Des membres de l’opposition et des militants politiques ont été tués dans des circonstances particulièrement suspectes, par exemple le célèbre commentateur politique Kem Lay en 2016.
En 2015, Hun Sen a menacé de représailles ses opposants du Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC) en cas de protestations contre sa visite diplomatique en France. Peu après la survenue de manifestations, deux membres de l’opposition du Parlement ont été passés à tabac par la foule et hospitalisés pour blessures graves. En novembre 2021, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a exprimé son inquiétude suite au meurtre d’un associé du PSNC qui avait reçu des menaces plusieurs mois avant. Cette attaque a été perpétrée des semaines après que Hun Sen a menacé de « do what it takes to crack down [on] protests during Cambodia’s ASEAN chairmanship » (faire ce qu’il faut pour mater les manifestations lors de la présidence cambodgienne de l’ASEAN). Un média indépendant basé au Cambodge asignalé qu’entre 2017 et 2022, plus de 30 militants d’opposition ont été « violently attacked » (violemment attaqués), souvent par des « unknown assailants on public streets » (des assaillants inconnus en pleine rue). Dans un commentaire public (PC-11044), le Dangerous Speech Project a formulé une mise en garde disant que le langage incendiaire de Hun Sen augmente la volonté de son audience à commettre et à cautionner la violence contre ses opposants. Cette prévision a été récemment corroborée par la correspondance directe établie par Human Rights Watch entre plusieurs actes de violence contre des membres de l’opposition et le discours du 9 janvier du cas qui nous préoccupe. Le Conseil exprime sa reconnaissance aux parties prenantes et aux commentateurs publics qui ont mis en lumière l’étendue et la gravité des violations que le Gouvernement cambodgien commet ou tolère à l’encontre des droits de l’homme.
Des spécialistes indépendants que le Conseil a consultés affirment que, au cours des 12 derniers mois, Hun Sen a utilisé Facebook et Instagram afin de proférer de nombreuses menaces implicites contre ses opposants politiques. Il a récemment publié ce qui semble être une menace contre les Cambodgiens vivant à l’étranger, en les prévenant de ne pas « oppose the election » (s’opposer aux élections). En mai 2017, peu avant les élections locales, Hun Sen a déclaré dans un discours diffusé sur Facebook qu’il s’avérait « willing to eliminate 100 or 200 people » (souhaiter éliminer 100 ou 200 personnes) s’il le fallait afin d’assurer la paix dans le pays, et a menacé de guerre civile s’il perdait le pouvoir, une menace qu’il a exprimé à maintes reprises au cours de son mandat de Premier ministre. Dans un autre discours publié peu de temps après ; impossible pour le Conseil de savoir s’il l’a publié sur les plateformes Meta, il a conseillé à ses critiques et opposants politiques de « prepare their coffins » (préparer leurs cercueils) s’ils continuaient à l’accuser de menaces de guerre civile en cas de défaite aux élections. Hun Sen a également affirmé qu’il regrettait de ne pas avoir tué les dirigeants de l’opposition à l’origine des manifestations l’appelant à démissionner après les élections nationales de 2013. Après que le Conseil a sélectionné ce cas, Hun Sen a menacé de tirer sur le dirigeant de l’opposition Sam Rainsy avec un lance-roquettes dans un discours diffusé en direct sur Facebook.
La plus récente victoire électorale de Hun Sen est survenue en 2018, lorsque le PPC a remporté l’intégralité des 125 sièges de l’Assemblée nationale. Préalablement à ces élections, la Court suprême cambodgienne a décidé la dissolution du Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC) et 118 des hauts fonctionnaires de ce parti ont été exclus des activités politiques pendant cinq ans. Ces interdictions et actions en justice associées ont rapidement suivi les menaces et directives publiques de Hun Sen lui-même. Dans un rapport de 2017, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme au Cambodge a indiqué que de nombreux dirigeants de l’opposition ont été accusés de crimes, notamment deux sénateurs qui ont été condamnés sur la base de publications Facebook.
En amont de l’élection de 2023, le gouvernement de Hun Sen a intensifié la pression sur les membres des partis de l’opposition, des médias de presse indépendants et des groupes de la société civile, en lançant des poursuites judiciaires sur des motifs politiques ainsi que d’autres formes d’intimidation. La Commission Internationale de Juristes (CIJ) (PC-11038) a remarqué dans un commentaire public que Hun Sen et les autorités cambodgiennes ont « systematically restricted human rights and fundamental freedoms » (systématiquement restreint les droits de l’homme et les libertés fondamentales) par le biais d’actions telles que des condamnations en masse de dirigeants de partis de l’opposition sur la base de fausses accusations et souvent en absentia. La CIJ a également exprimé de profondes inquiétudes sur la « militarisation » des lois qui n’observent pas les lois ni les normes en matière de droits de l’homme ». Le Rapporteur spécial des Nations Unies a indiqué dans son rapport de 2022 que l’indépendance et la transparence de la justice est un « long-standing issue » (problème qui dure depuis longtemps), mais qu’il y a un « more recent turn . . . in that some judicial and related personnel have close links with the political party in power.” (retournement récent […], car certains membres du personnel judiciaire et associé sont étroitement liés au parti politique au pouvoir). Au-delà du système judiciaire, le même rapport a également constaté un niveau d’influence injustifié sur les médias et le système électoral. En ce qui concerne les élections locales tenues en juin 2022, le Rapporteur spécial s’est interrogé sur les « too close ties with the ruling party » (liens trop étroits entre le parti au pouvoir) et les membres du Comité national des élections du Cambodge (CNÉ), et a documenté le retrait des listes avant les élections d’un « large number of candidates, especially of the Candlelight Party » (grand nombre de candidats, notamment du Parti de la bougie), le principal parti d’opposition, dans des circonstances douteuses. Fin 2022, Hun Sen amenacé d’avoir une nouvelle fois recours aux tribunaux nationaux afin de dissoudre ses principaux opposants avant les élections de 2023. Peu après, en mai 2023, le CNÉ a refusé d’inscrire le Parti de la bougie, le disqualifiant ainsi des élections de juillet et supprimant la seule opposition crédible à Hun Sen. Suite à cette décision, Hun Sen a menacé dans une publication Facebook toute personne qui manifesterait contre la disqualification d’une « arrest and legal action » (arrestation et action en justice). En évoquant ces menaces de mater les manifestations, il a ensuite déclaré « when Hun Sen speaks, he acts » (ce que Hun Sen dit, il le fait).
Son gouvernement a également adopté des mesures drastiques contre les médias indépendants, à tel point que le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme au Cambodge a indiqué qu’il n’existe « virtually no free media outlets operating in the country» (presque aucun média indépendant opérant dans le pays) avant les élections de juillet. Selon des spécialistes qui ont demandé à rester anonymes, la combinaison de ces fermetures de médias, la militarisation du système judiciaire du Cambodge contre l’opposition et la violence politique ciblée a généré un « intentionally cultivated climate of fear » (climat de peur cultivé intentionnellement). La Cambodian Journalists Alliance Association a signalé 35 cas de harcèlement contre des journalistes en 2022. D’après les commentaires publics et les spécialistes, cette culture de l’intimidation a considérablement érodé la fiabilité des rapports, car les médias sont réticents à l’idée de couvrir les sujets sensibles ou les discours controversés de Hun Sen par peur des représailles du gouvernement. Des intimidations ont également été proférées à l’encontre de ces médias pour qu’ils reproduisent la propagande gouvernementale sans y apporter de commentaire critique.
Suite à une courte victoire aux élections générales de 2013, le gouvernement de Hun Sen a reconnu le pouvoir des réseaux sociaux et a intensifié le virage du Cambodge vers ce que Freedom House a ensuite décrit comme un « autoritarisme numérique », dans le cadre duquel l’utilisation et la surveillance par le gouvernement des réseaux sociaux sont exploitées pour éliminer et menacer l’opposition politique. Bien que les réseaux sociaux, et notamment Facebook, puissent être une plateforme importante pour les discussions et les actualités politiques, les spécialistes indépendants que le Conseil a consultés ont indiqué que « rares sont les contenus de l’écosystème de Facebook en langue khmer qui ne soutiennent pas le gouvernement ». L’intimidation et les menaces impliquant des actes de violence et des arrestations pour des activités critiques de Hun Sen et du gouvernement font désormais partie du paysage de la vie en ligne. Le gouvernement a également émis une proposition pour prendre le contrôle de l’infrastructure technique de l’Internet au Cambodge par le biais d’un « Portail Internet national ». Certains groupes de la société civile cambodgienne indiquent que ce système redirigerait le trafic Internet vers les serveurs du gouvernement et lui permettrait de couper plus facilement l’accès aux réseaux sociaux et à Internet, d’obliger les fournisseurs d’accès Internet à bloquer ou à restreindre le contenu, d’augmenter sa capacité à surveiller l’activité en ligne des utilisateurs et de demander aux opérateurs de recueillir et de stocker des données en masse. En février 2022, le Ministère des Postes et des Télécommunications a annoncé que la mise en œuvre du Portail Internet national serait reporté en raison de la pandémie de COVID-19, mais rien n’indique que le projet a été définitivement abandonné.
En 2020, Meta a publié sa synthèse et sa réponse à l’Évaluation d’impact sur les droits de l’homme commandée auprès du Business for Social Responsibility (BSR) sur les activités de l’entreprise au Cambodge. Selon BSR, Facebook est « essentielle à la liberté des informations et d’expression dans le pays, car les stations radio FM ont été fermées et presque tous les médias écrits, radiophoniques et TV sont à présent contrôlés par le gouvernement ». Tout en tenant comptant du présent cas, le Conseil a reçu l’autorisation de BSR d’accéder à l’intégralité du rapport, même si Meta continue de le classer comme confidentiel. En réponse aux questions du Conseil, Meta a déclaré ne pas avoir mené une évaluation complète des pages et des comptes de Hun Sen, mais qu’un contenu publié sur la page en question avait été supprimé pour avoir enfreint la politique sur la violence et l’incitation en décembre 2022.
Meta a renvoyé le cas au Conseil en indiquant qu’il est ici difficile de trouver l’équilibre entre ses valeurs de sécurité et de liberté d’expression au moment de décider quand autoriser le maintien sur ses plateformes du discours d’un dirigeant politique, alors qu’il enfreint sa politique relative à la violence et à l’incitation. Elle a sollicité des recommandations auprès du Conseil sur la façon d’évaluer ce type de contenu, notamment dans les régimes totalitaires où le droit d’accès aux informations est en péril.
3. Champ d’application et autorité du Conseil de surveillance
Le Conseil est compétent pour examiner les décisions que Meta lui présente pour examen (article 2, section 1 de la Charte ; article 2, section 2.1.1 des Statuts). Le Conseil a le pouvoir d’examiner la décision de Meta à la suite d’un appel interjeté par la personne qui a précédemment signalé un contenu laissé sur la plateforme (article 2, section 1 de la Charte ; article 3, section 1 des Statuts). Le Conseil peut confirmer ou annuler la décision de Meta (article 3, section 5 de la Charte), et ce, de manière contraignante pour l’entreprise (article 4 de la Charte). Meta doit également évaluer la possibilité d’appliquer la décision à un contenu identique dans un contexte parallèle (article 4 de la Charte). Les décisions du Conseil peuvent inclure des recommandations non contraignantes auxquelles Meta doit répondre (article 3, section 4 de la Charte ; article 4 de la Charte). Lorsque Meta s’engage à donner suite aux recommandations, le Conseil surveille leur mise en œuvre.
4. Sources d’autorité et conseils
Les standards suivants et les précédents ont éclairé l’analyse du Conseil dans ce cas :
l.Décisions du Conseil de surveillance :
Les décisions antérieures les plus pertinentes du Conseil de surveillance comprennent :
- « Bureau des affaires de communication du Tigré » (décision sur le cas 2022-006-FB-MR)
- « Suspension de l’ancien président américain Trump » (Décision sur le cas 2021-001-FB-FBR)
II.Règles de Meta relatives au contenu :
La justification du Standard de la communauté Facebook relatif à la violence et l’incitation stipule qu’il « vise à prévenir le préjudice hors ligne potentiel qui peut être lié au contenu sur Facebook » et que, même si Meta « comprend que les utilisateurs expriment couramment leur mépris ou leur désaccord en menaçant ou en appelant à la violence de manière non sérieuse, [l’entreprise] supprime les propos qui incitent ou facilitent la violence réelle ». Il prévoit également que Meta supprime des contenus, désactive des comptes et collabore avec la police « lorsqu’elle estime qu’il existe un risque réel de blessures physiques ou des menaces directes pour la sécurité publique ». Meta déclare qu’elle essaie « d’examiner le langage utilisé et le contexte pour distinguer les déclarations triviales de celles qui représentent une menace réelle pour la sécurité ».
La politique interdit expressément les « menaces pouvant entraîner la mort » (violence de haute gravité) ainsi que les « menaces pouvant entraîner des blessures graves » (violence de moyenne gravité) proférées contre des particuliers, des personnes anonymes spécifiées ou des personnalités publiques mineures et définit les menaces comme incluant des « déclarations d’intention de commettre des actes de violence », des « déclarations d’appel à la violence » ou des « déclarations conditionnelles ou de souhait de commettre des actes de violence ». Les recommandations internes consacrées à l’application de la politique expliquent également que le « contenu en infraction, à condition d’être partagé dans un contexte de condamnation ou de sensibilisation » est autorisé.
L’analyse des politiques de contenu par le Conseil a été éclairée par l’engagement de Meta envers la liberté d’expression, que l’entreprise décrit comme « primordiale ».
L’objectif de nos Standards de la communauté est de créer un espace d’expression et de donner la parole au public. Meta souhaite que les personnes puissent parler ouvertement des sujets qui leur tiennent à cœur, même si certaines peuvent ne pas être d’accord ou trouver à y redire.
Meta limite la liberté d’expression au service de quatre valeurs, la sécurité étant la plus pertinente en l’espèce :
Nous nous engageons à faire de Facebook un endroit sûr. Nous supprimons les contenus susceptibles de menacer la sécurité physique. Les formes d’expression menaçantes peuvent intimider les autres personnes, les exclure ou les réduire au silence, et ne sont donc pas autorisées sur Facebook.
En expliquant son engagement envers la liberté d’expression, Meta indique que « dans certains cas, nous autorisons un contenu, qui irait par ailleurs à l’encontre de nos standards, et ce, s’il est pertinent et d’intérêt public. » Cette procédure s’appelle la tolérance d’intérêt médiatique. Il s’agit d’une exception de politique générale applicable à tous les Standards de la communauté. Pour appliquer cette tolérance, Meta procède à un examen minutieux permettant d’évaluer l’intérêt public du contenu par rapport au risque de préjudice. Meta indique qu’elle évalue si le contenu « présente une menace imminente pour la santé ou la sécurité publique, ou s’il exprime une opinion actuellement débattue dans le cadre d’un processus politique ». L’évaluation de l’intérêt public et du préjudice tient compte des circonstances du pays, par exemple si une élection ou un conflit est en cours et si la presse est libre. Meta déclare qu’il n’y a pas de présomption selon laquelle le contenu est intrinsèquement dans l’intérêt public uniquement sur la base de l’identité de l’orateur, par exemple son identité en tant que personnalité politique. Meta indique qu’elle supprime le contenu, « même si celui-ci est pertinent dans une certaine mesure, lorsque le fait de le laisser en ligne entraîne des risques de dommages physiques, émotionnels ou financiers, ou une menace directe pour la sécurité publique ».
En réponse au cas de « suspension de l’ancien président américain Trump », Meta a élaboré une politique sur la restriction des comptes des personnalités publiques en période d’agitation sociale. Cette politique reconnaît que les « restrictions standard peuvent ne pas être proportionnelles à l’infraction ou suffisantes pour réduire le risque de préjudice supplémentaire, dans le cas de personnalités publiques publiant du contenu en période de violence continue ou d’agitation sociale ». Le Conseil fait remarquer que la violence continue et l’agitation sociale ne sont pas définies dans la politique. Cette politique reconnaît que les menaces émises par des personnalités publiques constituent un risque de préjudice plus élevé lorsqu’elles enfreignent les politiques de Meta et énonce certains critères utilisés par l’entreprise afin d’évaluer la possibilité de restreindre leurs comptes et comment y parvenir.
III. Responsabilités de Meta en matière de droits de l’homme
Les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies (PDNU), soutenus par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en 2011, établissent un cadre de travail volontaire pour les responsabilités en matière de droits de l’homme des entreprises privées. En 2021, Meta a annoncé l’entrée en vigueur de sa Politique d’entreprise relative aux droits de l’homme, dans laquelle elle a réaffirmé son engagement à respecter les droits de l’homme conformément aux PDNU. L’analyse du Conseil sur les responsabilités de Meta en matière de droits de l’homme en l’espèce s’est appuyée sur les standards internationaux suivants :
- Les droits à la liberté d’opinion et d’expression : article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), observation générale n° 34 du Comité des droits de l’homme, 2011 ; le Plan d’action de Rabat ; les rapports du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression : A/HRC/38/35 (2018) et A/74/486 (2019).
- La liberté de réunion pacifique : article 21 du PIDCP.
- Le droit à la sécurité physique : article 9 du PIDCP.
- Le droit à la vie : article 6 du PIDCP.
- Le droit de participer aux affaires publiques et le droit de vote : article 25 du PIDCP.
5. Soumissions de l’utilisateur
Outre le renvoi du cas par Meta, un utilisateur a également fait appel de la décision de Meta de conserver le contenu sur Facebook auprès du Conseil. L’utilisateur a fait valoir dans cet appel que Hun Sen avait déjà proféré des menaces similaires. Il a précisément noté qu’en amont des élections générales de juillet 2023, Hun Sen a souvent utilisé Facebook afin de menacer d’autres personnes de violence et d’interdire l’activité de l’opposition.
6. Soumissions de Meta
Meta a expliqué que, bien que l’examen manuel ait d’abord exclu que le contenu du cas présent se trouve en infraction, après l’avoir fait remonter aux spécialistes en la matière pour un examen supplémentaire, l’entreprise a estimé qu’il violait la politique sur la violence et l’intimidation, mais qu’il devait demeurer sur la plateforme en vertu de la tolérance d’intérêt médiatique.
Suite à cette remontée, Meta a déterminé que deux extraits du discours de Hun Sen enfreignaient la politique relative à la violence et l’incitation, à savoir le choix qu’il offre à ses opposants politiques entre le « legal system » (système judiciaire) et le « bat » (bâton) et sa menace de « gather CPP people to protest and beat you up » (réunir les sympathisants du PPC pour manifester et vous tabasser). Meta a déclaré qu’en raison du contexte global dans lequel le discours a été prononcé, notamment des informations que l’équipe régionale lui a fournies, les références à « you » (vous) des déclarations s’adressent aux opposants politiques de Hun Sen du Parti de la bougie et éventuellement du PSNC maintenant dissolu.
En comparant le risque de préjudice par rapport aux avantages potentiels d’autoriser le contenu sur Facebook en vertu de la tolérance d’intérêt médiatique, Meta a remarqué que le discours d’une heure et 41 minutes était principalement consacré à la gouvernance ou à la politique, par exemple la relation entre le Cambodge et la Chine et la pandémie de COVID-19. L’entreprise a insisté sur l’importance de l’intérêt public que revêt le discours politique d’un dirigeant national, notamment lors d’une année électorale. Cependant, selon son évaluation, les parties en infraction du discours ne durent que quelques minutes et relèvent du niveau de moyenne gravité de la politique sur la violence et l’intimidation.
Meta a déclaré que le public doit entendre les avertissements sur l’éventuelle violence de leur gouvernement, en particulier lorsque les médias locaux ne communiquent pas sur ces menaces. Ses équipes régionales lui ont indiqué que, bien que les médias régionaux, qui ne sont pas nécessairement accessibles aux personnes au Cambodge, aient fait état de ces menaces, les médias locaux ne les ont pas évoquées. Afin de soutenir cette évaluation, Meta a mentionné deux rapports médiatiques concernant les éléments de violence dans le discours de Hun Sen, le premier du Bangkok Post, et le second du Voice of Democracy, un média indépendant basé au Cambodge et récemment fermé par le gouvernement. Meta estime que, dans de telles circonstances, Facebook peut « jouer un rôle clé en sensibilisant l’opinion sur les éventuels risques pour la sécurité ». Compte tenu de ce contexte, Meta a indiqué que le contenu en l’espèce n’implique pas de violence continue ni de conflit armé, contrairement au contenu examiné dans les cas de « suspension de l’ancien président américain Trump » et du « bureau des affaires de communication du Tigré ». Meta a néanmoins reconnu que des élections allaient avoir lieu et que Hun Sen et le PPC muselaient les figures politiques de l’opposition et les médias.
L’entreprise a expliqué qu’elle ne peut pas vérifier l’intention de Hun Sen au moment de ces déclarations. Cependant, Meta a remarqué que « sachant que le PPC lance des procédures judiciaires afin de discréditer ses opposants politiques, il apparaît qu’il a choisi d’avoir recours aux tribunaux plutôt qu’à la force, bien que cela n’écarte pas la possibilité de futurs actes de violence. En réponse à une question du Conseil, Meta a déclaré avoir conscience de la situation des droits de l’homme au Cambodge et « notamment de l’habitude qu’a le Premier ministre Hun Sen dans ses discours de menacer ses opposants politiques d’actes de violence ou d’utiliser le système judiciaire contre eux ».
Meta estime que sa décision est conforme à ses valeurs et aux principes internationaux des droits de l’homme. Elle a indiqué que les facteurs clés l’ayant conduit à exclure de supprimer le présent contenu étaient le contexte et l’absence de risque imminent. La menace dans ce cas n’était « pas liée à un conflit armé en cours ni à un évènement violent » et était « non spécifique ». Meta a néanmoins reconnu le « défi de gérer les menaces qui sont insuffisamment liées à une violence imminente, mais peuvent malgré tout contribuer à un climat de peur lorsqu’elles sont proférées par un gouvernement autoritaire ».
Le Conseil a posé 15 questions par écrit à Meta. Ces questions portaient sur les éléments suivants : les précédentes violations survenues sur les pages et comptes de Hun Sen ; les facteurs contextuels pris en compte pour appliquer la tolérance d’intérêt médiatique ainsi que la politique sur la violence et l’incitation ; les communications de Meta avec les autorités gouvernementales au Cambodge ; la liste de contrôle d’examen secondaire de réponse précoce ; et l’attribution des ressources de Meta pour les travaux liés aux opérations et aux produits sur le contenu en langue khmer au Cambodge. Meta a répondu à toutes les questions.
7. Commentaires publics
Le Conseil de surveillance a reçu 18 commentaires publics pertinents pour ce cas. Cinq commentaires ont été publiés depuis l’Asie-Pacifique et l’Océanie, un d’Asie centrale et du Sud, un d’Amérique latine et des Caraïbes et onze des États-Unis et du Canada.
Les soumissions abordaient les thèmes suivants : le contexte d’oppression politique et de mépris pour les droits de l’homme au Cambodge ; l’impunité avec laquelle les personnalités gouvernementales cambodgiennes agissent sur Facebook ; et le déclin des libertés civiles dans le pays. Le Conseil a également entendu directement les représentants de la société civile qui ont souligné que les menaces et l’incitation de Hun Sen s’ancrent dans un effort systématique de créer un climat de peur parmi les opposants politiques et de dissuader les Cambodgiens de remettre en cause le gouvernement.
Pour lire les commentaires publics transmis pour ce cas, veuillez cliquer ici.
8. Analyse du Conseil de surveillance
Le Conseil a sélectionné le cas présent, car il lui permet d’examiner l’éventualité que certains dirigeants politiques utilisent les plateformes de Meta pour encourager la violence et museler l’opposition politique, et, le cas échéant, les conséquences qui en découlent. Ce cas relève des priorités stratégiques du Conseil relatives à l’utilisation des plateformes de Meta par les gouvernements ainsi qu’aux élections et à l’espace civique. Le Conseil a examiné si ce contenu devait être supprimé en analysant les politiques de contenu de Meta, ses valeurs et ses responsabilités en matière de droits de l’homme.
8.1 Respect des politiques relatives au contenu de Meta
I. Règles relatives au contenu
a. Violence et provocation
Le Conseil estime que le contenu en question enfreint le Standard de la communauté sur la violence et l’incitation et doit être supprimé de la plateforme.
Le Conseil estime que la vidéo publiée inclut des déclarations explicites d’intention de provoquer non seulement des actes de violence de moyenne gravité (blessures graves), mais également de violence de haute gravité (risque de mort et autres formes de violence de haute gravité) envers les opposants politiques de Hun Sen, ce qui enfreint de façon manifeste la politique sur la violence et l’incitation. Le contexte politique au sens large confirme cette conclusion : Hun Sen et les membres de son parti ont menacé et perpétré à maintes reprises des actes de violence contre l’opposition et ses soutiens, souvent en communiquant leurs menaces par le biais des réseaux sociaux. Ces antécédents de violence et de répression rendent ces menaces d’autant plus crédibles ; c’est pourquoi de telles déclarations dans ce contexte équivalent à une grave infraction de la politique concernée. D’après le Conseil, en prétendant que « we don’t incite people and encourage people to use force » (nous n’incitons pas les personnes à utiliser la force), Hun Sen contredit le message explicite de son discours et n’est pas crédible. Le Conseil est préoccupé et perplexe quant au fait que les premiers examinateurs soient arrivés à une conclusion contraire, mais remarque que les spécialistes du pays chez Meta ont reconnu lors de l’examen que la publication enfreignait le Standard sur la violence et l’incitation.
En réponse aux questions du Conseil, Meta a indiqué que « les menaces de poursuites judiciaires ou de recours au système judiciaire contre les personnalités de l’opposition, considérées séparément, n’enfreindraient pas la politique [sur la violence et l’incitation], car elles n’impliquent pas de menace de violence physique ». Meta a justifié cette position en expliquant « qu’en tant que plateforme de réseaux sociaux, nous ne sommes pas en mesure de déterminer en toute indépendance l’éventuelle illégitimité d’une menace gouvernementale d’engager une procédure judiciaire ».
Bien que cette approche puisse être adaptée en cas de menaces « considérées séparément », elle ne l’était pas dans le cas qui nous préoccupe. Lorsque des régimes ayant déjà mis à exécution des menaces de violence contre leur opposition utilisent les plateformes de Meta, cette dernière doit s’appuyer sur ses équipes régionales et leur expertise afin de déterminer si les menaces de recours au système judiciaire contre leurs opposants politiques s’apparentent à des menaces ou des intimidations de violence. Dans le contexte du Cambodge, où les tribunaux sont contrôlés par le parti au pouvoir et régulièrement utilisés pour éliminer l’opposition, la menace du Premier ministre de poursuivre son opposition en recourant au système judiciaire équivaut à une menace de violence. Menacer d’arrêter les membres de l’opposition « at midnight » (à minuit) ne concorde pas avec une procédure régulière. Le Conseil remarque également les précédents de Hun Sen concernant des personnes ciblées par des intimidations par le biais du recours illégitime aux tribunaux qui ont ensuite été violentées physiquement comme susmentionné.
b.
Le Conseil estime que Meta n’était pas en droit d’appliquer une tolérance d’intérêt médiatique dans ce cas, car les préjudices occasionnés par l’autorisation du contenu sur la plateforme dépassent l’intérêt public du discours.
En vertu de l’approche de Meta concernant le contenu d’intérêt médiatique, rien n’indique que le contenu est fondamentalement digne d’intérêt uniquement en fonction de l’intervenant. Meta a indiqué dans la justification de sa décision qu’en l’espèce elle a tenu compte de plusieurs facteurs, au-delà du contenu lui-même, en décidant d’appliquer l’exception d’intérêt médiatique. Meta a pris en considération à la fois « les circonstances nationales et la structure politique du Cambodge, notamment l’absence d’une presse indépendante, l’élimination documentée de l’opposition politique à Hun Sen et les rapports des organisations de défense des droits de l’homme ».
En réponse aux questions du Conseil, Meta a déclaré que l’absence de couverture par la presse locale des menaces concernées est directement liée à l’intérêt public du contenu en tant qu’avertissement pour le peuple cambodgien. L’entreprise a en effet constaté que, bien que les médias régionaux aient communiqué sur les menaces, les médias locaux ne les ont pas évoquées. Le Conseil note que l’un des médias mentionnés par Meta en vue d’appuyer cette évaluation, Voice of Democracy, basé au Cambodge, a relaté les menaces violentes que Hun Sen a proférées dans son discours et a également affirmé être un « média local indépendant » avant sa fermeture en février 2023. Un rapport communiqué par des spécialistes a constaté que 82,6 % de l’audience « éligible » (à savoir les personnes âgées d’au moins 13 ans) au Cambodge utilise Facebook en 2023. En ce qui concerne les raisons qui entourent l’utilisation des réseaux sociaux, Freedom House indique qu’à la suite des élections générales de 2018, Internet « become one of the main sources of news and information for Cambodians, and social media has allowed the proliferation of more diverse content that is free from government influence » (est devenu l’une des principales sources d’actualités et d’informations pour les Cambodgiens, et que les réseaux sociaux ont permis la prolifération de contenus plus divers et non influencés par le gouvernement). Par ailleurs, Meta a constaté que la « nature quelque peu équivoque des menaces » du discours a joué un rôle dans la détermination que « l’importance de l’intérêt public à autoriser les personnes à entendre ce discours politique […] l’emporte sur le risque de préjudice » et justifié une tolérance d’intérêt médiatique.
Le Conseil reconnaît que l’évaluation d’un discours en infraction prononcé par des dirigeants politiques doit être bien équilibrée. Outre le niveau élevé de dépendance du Cambodge aux réseaux sociaux, le gouvernement a fermé la plupart des médias indépendants traditionnels du pays, ce qui complique l’accès de la population à des informations indépendantes et impartiales auprès d’autres canaux. En outre, il existe un solide argument lié à la transparence, selon lequel la population cambodgienne devrait être en mesure de voir que leur dirigeant menace son opposition, bien que le Conseil remarque que la plupart des personnes au Cambodge doivent savoir que les membres du régime de Hun Sen prennent systématiquement part à ce type de discours.
Cependant, compte tenu de la portée de Hun Sen sur les réseaux sociaux, autoriser un tel discours sur la plateforme favorise une propagation plus globale de ses menaces. Les plateformes de Meta sont alors également exploitées à cet effet, et contribuent par la même occasion à ces préjudices en amplifiant les menaces et en donnant lieu à des intimidations. Il ne s’agissait pas d’un contenu publié par des tiers pour relater les menaces de Hun Sen, mais d’une publication sur le compte Facebook officiel de Hun Sen qui propage ces menaces.
Le Conseil est préoccupé par le fait que le maintien de la campagne de harcèlement et d’intimidation menée par un dirigeant politique contre les médias indépendants et l’opposition politique soit devenu un critère d’évaluation d’intérêt médiatique menant à ce qu’un contenu en infraction ne soit pas supprimé et que le compte ne soit pas pénalisé. De tels actes ne devraient pas donner lieu à une récompense. Meta devrait davantage tenir compte de la liberté de la presse au moment d’évaluer l’intérêt médiatique afin que cette tolérance ne soit pas appliquée au discours gouvernemental lorsque le gouvernement en question a fait en sorte que ses propres contenus aient un intérêt médiatique plus important en limitant la liberté de la presse.
La position de Meta laisse également supposer que les utilisateurs qui voient ce contenu en infraction comprendront son caractère incitatif et le désapprouveront. Le Cambodge offre cependant peu d’opportunités pour exprimer sa désapprobation ; et autoriser ce contenu en infraction à rester sur la plateforme risque d’autant plus de normaliser le discours violent de la part des dirigeants politiques. Au lieu d’alimenter le débat, l’application de la tolérance d’intérêt médiatique dans ce cas banaliserait davantage le discours public en faveur de la domination de Hun Sen du paysage médiatique.
L’approche de Meta en matière de contenu d’intérêt médiatique est de trouver un juste équilibre entre l’intérêt public et le risque de préjudice. Le Conseil estime néanmoins que cet examen minutieux ne peut être satisfait lorsque des personnalités publiques utilisent les plateformes de Meta pour encourager directement la violence. Si l’intérêt public apparaît suffisamment clairement dans le discours incitant à la violence, il sera signalé par un média tiers. Lorsqu’un contenu signale, sensibilise, condamne ou commente une incitation à la violence proférée par une personnalité publique sans la soutenir, son interdiction n’a pas lieu d’être. Meta ne doit plus autoriser l’incitation directe sur ses plateformes au motif de la tolérance d’intérêt médiatique.
II. Mesures de mise en application
Le Conseil soutient que la tolérance d’intérêt médiatique du cas présent doit être révoquée et que le contenu doit être supprimé pour infraction à la politique sur la violence et l’incitation. Les plateformes de Meta ne sauraient être instrumentalisées pour amplifier des menaces de violence et de représailles, en vue d’éliminer l’opposition politique, notamment lors d’une élection, comme dans ce cas. En outre, compte tenu de la gravité de l’infraction, du contexte politique au Cambodge, des précédents du gouvernement en matière de violations des droits de l’homme, des antécédents de Hun Sen en matière d’incitation à la violence contre ses opposants, ainsi que sa façon d’utiliser les réseaux sociaux pour amplifier de telles menaces, le Conseil conclut que Meta doit suspendre immédiatement la Page Facebook et le compte Instagram officiels du Premier ministre cambodgien. Bien que le rôle du Conseil ne soit pas de déterminer la durée de suspension dans un premier temps, il soutient que la page et le compte doivent être suspendus pendant au moins six mois, afin que Meta ait le temps d’examiner la situation et de définir une durée précise. Avant la fin de la suspension, Meta devrait par ailleurs mener une évaluation afin de savoir si le risque pour la sécurité publique a disparu, en invitant les parties prenantes locales à partager des informations intéressantes.
Dans le cadre de sa réponse aux recommandations du Conseil relatives au cas de « suspension de l’ancien président américain Trump », Meta a élaboré une politique sur la restriction des comptes des personnalités publiques (voir section 4 ci-dessus). Ladite politique s’applique aux « personnalités publiques publiant du contenu en période de violence continue ou d’agitation sociale ». Dans un contexte de répression politique généralisée et d’actes de violence répétés à l’encontre d’opposants politiques, le Conseil désapprouve Meta et estime que l’organisation des élections de 2023 au Cambodge constitue une situation de violence continue.
Le Conseil remarque que, bien que la politique ait été créée suite à l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole des États-Unis, son élaboration vise à fournir un cadre lorsque « les restrictions standard de Meta peuvent ne pas être proportionnelles à l’infraction ou suffisantes pour réduire le risque de préjudice supplémentaire, dans le cas où des personnalités publiques publient du contenu en période de violence continue ou d’agitation sociale ». La politique ne définit ni la « violence continue » ni l’« agitation sociale », mais ce cas est à l’évidence conforme à son esprit. La violence est qualifiée de « continue » non seulement lorsqu’un unique incident violent continu ou une période d’agitation sociale a lieu, mais aussi en période de « paix » civile où des dirigeants politiques utilisent la menace de violence soutenue par l’État afin d’éliminer préventivement la dissidence et l’agitation sociale en réprimant à grande échelle et en réitérant des actes de violence. Bien que le Conseil juge nécessaire que Meta apporte des éclaircissements publics sur l’étendue des situations dans lesquelles la politique devrait s’appliquer aux personnalités publiques qui publient du contenu sur ses plateformes, il estime qu’elle doit s’appliquer au cas présent.
Les critères d’application d’une restriction en vertu de la politique se décomposent en trois volets. Tout d’abord, la gravité de la violation et les antécédents des personnalités publiques sur les plateformes de Meta. Le Conseil estime que l’incitation d’envoyer des bandes d’émeutiers chez les personnes représente le risque de gravité le plus élevé. Les antécédents concrets d’incitation à la violence de Hun Sen contre ses opposants, à la fois sur les plateformes et en dehors, renforcent cette crainte, tout comme la suppression de contenu de sa page en décembre 2022 pour infraction à la politique sur la violence et l’intimidation. Le second critère repose sur l’influence potentielle de la personnalité publique sur les individus impliqués dans les actes de violence et les relations qu’elle entretient avec eux. Encore une fois, il s’agit du niveau le plus haut. Le Premier ministre Hun Sen contrôle entièrement son parti, l’armée, la police et la justice du Cambodge. Il bénéficie également d’une forte loyauté d’une partie de la population. Son influence ne fait pas de doute lorsqu’on voit que ce discours et ses incitations précédentes ont entraîné des actes de violence contre les personnes qu’il a ciblées. Le dernier critère, à savoir la gravité de la violence et des blessures physiques associées, est également satisfait. Ce discours a provoqué des attaques armées et ses incitations antérieures des meurtres. Le Conseil constate également que, contrairement à ce que Meta a conclu en affirmant que les menaces de Hun Sen dans son discours étaient « non spécifiques », il a nommé au moins un membre de l’opposition politique.
Outre les facteurs énoncés dans la politique à évaluer pour savoir s’il convient de suspendre un dirigeant politique de ses plateformes et de définir une durée pour ladite suspension, Meta devrait prendre en considération le contexte politique et la situation des droits de l’homme dans le pays concerné, lors de l’évaluation du comportement sur la plateforme. Considérer un contenu tel que celui examiné en l’espèce comme une simple violation des politiques de Meta en dehors de leur contexte ne tient pas compte du fait que ce discours et d’autres contenus similaires s’inscrivent dans un effort continu et calculé d’intimidation qui intègre la violence hors ligne. La violence concrète confirme par ailleurs la gravité des menaces émises sur les réseaux sociaux, en donnant à ces actes hors ligne un sens sur la plateforme. Comme la décision le stipule précédemment, Hun Sen utilise régulièrement les réseaux sociaux afin d’amplifier les menaces implicites et explicites contre ses opposants ainsi que ses tentatives d’intimidation contre les personnes qui pourraient, selon lui, menacer son contrôle continu.
D’après les informations communiquées au Conseil, il apparaît clairement que Hun Sen se sert des réseaux sociaux pour amplifier ses menaces contre ses opposants grâce à une diffusion plus étendue, ce qui augmente le risque de préjudice qu’il pourrait causer sans accès aux plateformes de Meta. La façon dont Hun Sen utilise les plateformes pour encourager la violence contre son opposition politique, envisagée dans le contexte de ses antécédents, des abus que son gouvernement a commis contre les droits de l’homme et des futures élections sont autant d’indications qu’une action immédiate est nécessaire. Le Conseil estime que le contenu en l’espèce doit être considéré comme une grave violation garantissant une suspension immédiate de Facebook et d’Instagram.
Il note qu’actuellement l’entreprise n’informe pas le public lorsqu’un élu ou sa page ou compte officiel a été suspendu ou a fait l’objet d’un retrait de contenu. Meta devrait annoncer la suspension de la page ou du compte d’un élu et indiquer les raisons d’une telle décision. De plus, elle devrait réfléchir à conserver le contenu supprimé à des fins juridiques et de recherche, d’accès journalistique et de discussion.
8.2 Respect des responsabilités de Meta en matière des droits de l’homme
Comme le Conseil l’a mentionné précédemment, même les politiques de Meta exigeaient le retrait de la publication de Hun Sen. Le Conseil a également conclu que la politique de Meta relative à la restriction des comptes des personnalités publiques en période d’agitation sociale assurait la suspension de Hun Sen des plateformes de Meta. Permettre à ce contenu de rester sur Facebook et à Hun Sen de continuer à utiliser les plateformes de Meta pour encourager la violence ne coïncide pas avec les responsabilités de l’entreprise en matière de droits de l’homme. Cette décision est d’autant plus pertinente compte tenu du risque que cela représente pour le droit de vote et de participation aux affaires publiques (article 25 du PIDCP), la réunion pacifique (article 21 du PIDCP), la sécurité physique (article 9 du PIDCP) et la vie (article 6 du PIDCP) au Cambodge. Le Conseil évalue dans ladite analyse cette restriction du discours à la lumière de la responsabilité de Meta en matière de protection de la liberté d’expression (article 19 du PIDCP).
Liberté d’expression (article 19 du PIDCP)
L’article 19, paragraphe 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) protège « l’expression et la réception de communications sur toute forme d’idée et d’opinion susceptible d’être transmise à autrui », notamment celles relatives à la politique, aux affaires publiques et aux droits de l’homme ( observation générale n° 34 (2011) du Comité des droits de l’homme, paragraphes 11-12). En outre, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a précisé que « la communication libre des informations et des idées concernant des questions publiques et politiques entre les citoyens, les candidats et les représentants élus est essentielle » (observation générale n° 34, paragraphe 20).
Lorsque des limitations de la liberté d’expression sont imposées par un État, elles doivent remplir des critères de légalité, d’objectif légitime, et de nécessité et de proportionnalité (article 19, paragraphe 3 du PIDCP). Ces exigences sont souvent reprises sous intitulé « test tripartite ». Le Conseil utilise ce cadre pour interpréter les engagements volontaires de Meta en matière de droits de l’homme, à la fois pour la décision relative au contenu individuel en cours d’examen et l’approche plus large de Meta en matière de gouvernance du contenu. Comme l’a déclaré le Rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté d’expression disant que même si « les entreprises ne sont pas soumises aux mêmes devoirs que les gouvernements, leur influence est néanmoins telle qu’elle doit les inciter à se poser les mêmes questions qu’eux quant à la protection de la liberté d’expression de leurs utilisateurs » ( A/74/486, paragraphe 41). Dans le cas présent, le Conseil a appliqué le test tripartite pour évaluer si le retrait du contenu et la suspension du compte de Hun Sen, bien que garantis en vertu des politiques de Meta, coïncident avec les responsabilités de l’entreprise en matière de protection de la liberté d’expression.
I. Légalité (clarté et accessibilité des règles)
Le principe de légalité consacré par la législation internationale des droits de l’homme exige que les règles utilisées pour limiter la liberté d’expression soient claires et accessibles (observation générale n° 34, paragraphe 25). Les règles qui limitent la liberté d’expression « ne peuvent pas conférer aux personnes chargées de [leur] application un pouvoir illimité de décider de la restriction de la liberté d’expression » et elles « énoncent des règles suffisamment précises pour permettre aux personnes chargées de leur application d’établir quelles formes d’expression sont légitimement restreintes et lesquelles ne le sont pas » ( Ibid). Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression a déclaré que les règles régissant le discours en ligne devaient être claires et précises ( A/HRC/38/35, paragraphe 46). Les personnes utilisant les plateformes de Meta doivent pouvoir accéder aux règles et les comprendre, et les équipes d’examen de contenu doivent disposer de conseils clairs sur leur application.
Le Conseil estime que Hun Sen et les personnes qui maintiennent sa présence sur les réseaux sociaux auraient facilement été en mesure de déterminer que le contenu enfreignait l’interdiction édictée par le Standard de la communauté sur la violence et l’intimidation relative au discours de menace, notamment dans le contexte d’élections à venir. Menacer les critiques de coups de « bat » (bâton) et de les faire tabasser par ses partisans est sans ambiguïté contraire à la règle. De même, la politique de Meta sur la restriction des comptes des personnalités publiques stipule précisément qu’en cas de graves infractions commises par des personnalités publiques conduisant à des actes de violence et des blessures physiques, dans un contexte plus global de violence continue, une suspension est prévue. Comme susmentionné, le Conseil constate que, dans sa version actuelle, la politique s’applique au présent cas. Meta devrait cependant préciser publiquement sa portée.
II. Objectif légitime
Le Standard de la communauté relatif à la violence et à l’incitation vise à « prévenir tout préjudice potentiel hors ligne » et supprime les contenus qui présentent « un risque réel de blessures physiques ou de menaces directes pour la sécurité publique. » De plus, la politique de Meta sur la restriction des comptes des personnalités publiques s’applique lorsque « les restrictions standard peuvent ne pas être proportionnelles à l’infraction ou suffisantes pour réduire le risque de préjudice supplémentaire ». L’interdiction des appels à la violence et des menaces d’arrestation arbitraire sur la plateforme en vue d’assurer la sécurité des personnes constitue un objectif légitime en vertu de l’article 19, paragraphe 3, car elle protège « les droits d’autrui » à la vie (article 6 du PIDCP) et la sécurité physique contre les arrestations et les détentions arbitraires (article 9, paragraphe 1 du PIDCP). Notamment en amont des élections, les politiques peuvent également poursuivre l’objectif légitime de protéger le droit de réunion pacifique d’autrui (article 21 du PIDCP) et de vote et de participation aux affaires publiques (article 25 du PIDCP).
III. Nécessité et proportionnalité
Le principe de nécessité et de proportionnalité stipule que les restrictions de la liberté d’expression « doivent être appropriées pour remplir leur fonction de protection ; elles doivent constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché » [et] « elles doivent être proportionnées à l’intérêt à protéger » ( observation générale n° 34, paragraphe 34).
Lors de l’analyse des risques encourus en cas de contenu violent, le Conseil est généralement guidé, pour évaluer les risques posés par les contenus violents, par le test des six facteurs décrit dans le Plan d’action de Rabat, qui traite de l’appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à l’hostilité, à la discrimination ou à la violence. Après avoir évalué les facteurs pertinents, notamment liés à l’intervenant, au contexte et à la portée de l’acte de langage susmentionnés, le Conseil juge le retrait du contenu incitatif de Hun Sen conforme aux responsabilités de Meta en matière de droits de l’homme en raison du risque de préjudice imminent et crédible qu’il induit. Cette suppression constitue une limitation nécessaire et proportionnée de l’expression qui vise à protéger les droits à la vie et à la sécurité physique des personnes, notamment des membres de l’opposition, contre d’éventuels actes de violence et de persécution.
Le discours entendu dans la vidéo publiée a été prononcé par le chef du Gouvernement du Cambodge, une personnalité publique au pouvoir depuis 1985 qui dispose d’une importante couverture et autorité. En ce sens, ce discours équivaut à une action de l’État. Comme nous l’avons vu dans le contexte du cas, le gouvernement de Hun Sen a fait l’objet d’un signalement pour avoir eu recours à la fois à la violence physique et au système judiciaire cambodgien afin de réduire au silence et persécuter les dissidents et les membres de l’opposition. Comme le stipule la décision sur le cas « suspension de l’ancien président américain Trump » (2021-001-FB-FBR), ces facteurs accroissent le niveau de risque de préjudice associé à ses déclarations et l’intérêt public relatif à ses remarques.
Il a prononcé ce discours plus de six mois avant les élections parlementaires de juillet 2023 au Cambodge, et a évoqué des sujets d’intérêt public, comme de nouvelles discussions sur les élections et l’infrastructure nationale. Le Conseil précise que les personnes résidant au Cambodge ont accès à ces informations par d’autres canaux, notamment d’autres comptes de réseaux sociaux et des rapports sur le discours qui ne mentionnent pas les menaces qui nous préoccupent. Or l’utilisation de termes tels que « bat » (bâton) qui, dans ce contexte fait indubitablement référence à une arme et « sending gangsters to [your] house » (envoyer des voyous chez vous), ou « legal action » (action en justice) notamment des arrestations à minuit, lorsqu’elles s’adressent directement à des dirigeants de l’opposition, équivaut à une incitation à la violence et à des menaces d’arrestations arbitraires en vue de réprimer la dissidence politique et d’affaiblir l’opposition.
Meta a maintenu dans la justification de sa décision que « la menace dans ce cas était non spécifique et n’était pas liée à un conflit armé en cours ni à un évènement violent ». Le Conseil désapprouve le fait que Meta désigne ces menaces comme non spécifiques. En connaissant le contexte, les références indirectes peuvent toujours être comprises comme ayant des significations spécifiques. La menace a ici été mise en avant brutalement par le contexte d’une élection prochaine et de la désignation des opposants politiques de Hun Sen en tant que cibles. Par ailleurs, si l’on tient compte des antécédents de violence des soutiens de Hun Sen et d’intimidation des personnalités de l’opposition, le Conseil estime que tout appel à la violence proféré par le Premier ministre sera crédible et aura un effet de banalisation. C’est notamment le cas en raison du contrôle total du Gouvernement cambodgien sur les recours à la violence, outre sa puissance douce.
Les élections jouent un rôle fondamental dans une démocratie, et le Conseil est attentif aux prochaines élections parlementaires au Cambodge. Les commentaires publics ont insisté sur l’importance d’évaluer le discours de Hun Sen « compte tenu du contexte global de la situation précaire des droits de l’homme et du déficit démocratique au Cambodge en amont des élections de juillet 2023, et de la violence continue et de la répression contre les prétendus opposants politiques » qui entraîne « un risque réel d’abus contre les droits de l’homme et d’autres préjudices contre les personnes concernées » (commentaire de la CIJ, PC-11038 ; voir également le commentaire de HRF, PC-11041). Le Rapporteur spécial des Nations Unies a averti dans son rapport de 2022 consacré à la situation sur les droits de l’homme au Cambodge que le grand nombre de partis politiques à participer aux élections locales de 2022 relevait « plus de la forme que du fond », et que depuis les élections de 2017, « le terrain de jeu du pluralisme démocratique a été particulièrement déstabilisé et que l’imposition d’un système de parti unique a piétiné le paysage politique ».
D’après le Conseil, ce discours d’un représentant du gouvernement, connu pour ses antécédents d’oppression politique, de violence et d’intimidation, émis juste avant une élection, contribue à élargir une campagne d’incitation à la violence, d’intimidation et de musellement de la dissidence et de l’opposition. Il estime par conséquent qu’il est nécessaire de supprimer ledit contenu en vertu de la politique sur la violence et l’incitation, dans la mesure où aucune autre mesure moins restrictive en matière de liberté d’expression ne pourrait efficacement protéger les droits d’autrui. Le Conseil conclut également qu’un tel retrait est proportionné, compte tenu de la probabilité et de l’imminence des préjudices causés aux droits de l’homme dans ce cas.
Compte tenu des antécédents de violation des droits de l’homme, d’intimidation et d’élimination des opposants politiques de Hun Sen, ainsi que de son utilisation des réseaux sociaux pour amplifier ses menaces, le Conseil estime qu’une simple suppression du contenu n’est pas suffisante pour respecter les droits d’autrui dans le cas présent, et qu’il est nécessaire de le suspendre. Supprimer simplement le contenu n’entrave en rien de futures violations et incitations à la violence, qui s’avèrent particulièrement dangereuses étant donné le contexte récent et les élections à venir. En conséquence de quoi, le Conseil considère également que la suspension de la page Facebook et du compte Instagram officiels de Hun Sen est proportionnée.
9. Décision du Conseil de surveillance
Le Conseil de surveillance annule la décision de Meta de conserver le contenu et demande que la publication soit supprimée.
10. Recommandations
A. Politique de contenu
1. Meta doit préciser que sa politique relative à la restriction des comptes des personnalités publiques s’applique aux menaces de représailles violentes auxquelles les citoyens sont continuellement soumis de la part de leurs gouvernements. Il doit être expressément stipulé que cette politique ne concerne pas uniquement les incidents isolés de violence et d’agitation sociale et qu’elle couvre les cas où l’État supprime préventivement l’expression politique ou la réprime par la violence ou des menaces connexes. Le Conseil considérera que la présente recommandation a été adoptée lorsque le cadre public de Meta pour la restriction des comptes des personnalités publiques sera mise à jour afin de refléter ces précisions.
2. Meta doit modifier sa politique relative à la tolérance d’intérêt médiatique afin qu’elle indique que tout contenu incitant directement à la violence n’est pas éligible à la tolérance d’intérêt médiatique, sous réserve des exceptions politiques existantes. Le Conseil considérera que la présente recommandation a été adoptée lorsque Meta publiera une politique mise à jour sur le contenu d’intérêt médiatique exposant explicitement cette limitation sur la tolérance.
B. Mise en application
3. Meta doit immédiatement suspendre la Page Facebook et le compte Instagram officiels du Premier Ministre Hun Sen pour une durée d’au moins six mois en vertu de la politique de Meta sur la restriction des comptes des personnalités publiques en période d’agitation sociale. Le Conseil considérera que la présente recommandation a été adoptée lorsque Meta suspendra les comptes et l’annoncera publiquement.
4. Meta doit mettre à jour ses systèmes de hiérarchisation des examens afin de garantir que le contenu publié par des chefs d’État et des hauts responsables du gouvernement susceptible d’enfreindre la politique sur la violence et l’incitation est systématiquement prioritaire pour un examen manuel immédiat. Le Conseil considérera que la présente recommandation a été adoptée lorsque Meta communiquera les détails des modifications à ses systèmes de classement des examens et démontrera comment elles auraient garanti un examen pour ce type de contenu et des contenus similaires publiés par des chefs d’État et des hauts responsables de gouvernement.
5. Meta doit mettre en place des modifications des règles liées aux produits et/ou aux opérations qui permettent un examen plus précis d’une vidéo longue (par exemple, l’utilisation d’algorithmes pour prédire l’horodatage de l’infraction, s’assurer que la durée de l’examen est proportionnelle à la longueur de la vidéo, permettre une diffusion 1,5 ou 2 fois plus rapide, etc.). Le Conseil considérera que la présente recommandation a été adoptée lorsque Meta l’informera de ses nouvelles procédures de modération des longues vidéos, notamment des indicateurs montrant les améliorations de la précision des examens pour les longues vidéos.
C. Transparence
6. Dans le cas du Premier ministre Hun Sen, et toutes les mesures au niveau du compte prises contre les chefs d’État et les hauts responsables du gouvernement, Meta doit révéler publiquement la portée de l’action et le raisonnement qui sous-tend sa décision. Le Conseil considérera que la présente recommandation a été adoptée lorsque Meta divulguera ces informations sur Hun Sen, et s’engagera à en faire de même en cas de futures mises en application contre tous les chefs d’État et hauts responsables du gouvernement.
*Note de procédure :
Les décisions du Conseil de surveillance sont préparées par des panels de cinq membres et approuvées par une majorité du Conseil. Elles ne représentent pas nécessairement les opinions personnelles de tous ses membres.
Pour la décision sur ce cas, des recherches indépendantes ont été commandées au nom du Conseil. Le Conseil était assisté d’un institut de recherche indépendant, dont le siège se trouve à l’université de Göteborg. Il avait mobilisé une équipe de plus de 50 spécialistes en sciences sociales sur 6 continents ainsi que 3 200 spécialistes nationaux du monde entier. Duco Advisers, une société de conseil qui se concentre sur les recoupements entre la géopolitique, la confiance, la sécurité et la technologie, a également prêté assistance au Conseil. Memetica, une organisation qui effectue des recherches open-source sur les tendances des réseaux sociaux, a également fourni une analyse. L’entreprise Lionbridge Technologies, LLC, dont les spécialistes parlent couramment 350 langues et travaillent dans 5 000 villes du monde entier, a fourni son expertise linguistique.
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